En l’an 2000, avec Anne, nous partagions déjà un voyage dans l’Arctique canadien.
​Elle découvrait les Inuit, et commençait son travail sur les mains avec celles d’Iola Ikkidluak, sculpteur de Cap Dorset sur l’île de Baffin. Cette rencontre fut fondatrice d’une recherche qui a déjà mené la photographe au Sénégal, en Inde, en Tanzanie, en Thaïlande mais aussi à la rencontre des artisans du luxe, des verriers de Baccarat, etc…
​Quand Anne m’a demandé où il fallait aller pour rencontrer à nouveau des Inuit et continuer sa quête, la région d’Ammassalik était pour moi une évidence.
​Situé sur la côte Sud Est du Groenland à seulement une heure et demie de l’Islande, le district d’Ammassalik a une histoire singulière.
​Quand Gustav Holm aborde cette région en 1884, il rencontre une population humaine de 413 personnes isolée depuis plus de 8 siècles. Il semble bien que les courants marins et les vents n’aient pas entraîné vers cette zone les navigateurs Viking qui se sont installés à quelques centaines de kilomètres plus au sud vers l’an mille, ni même les baleiniers européens quatre siècles plus tard. Ces hommes et ces femmes sont si isolés des autres Groenlandais que leur langage est aussi différent que peuvent l’être le français et l’allemand.
Après leur découverte, le gouvernement danois mit « sous cloche » cette région pendant plusieurs décennies, ce qui permît certainement une évolution de la population plus progressive qu’ailleurs et une augmentation du nombre de personnes.
Mais la protection avait d’autres travers : christianisation rapide et depuis bien ancrée, obligation de prendre un nom chrétien, déplacement forcé de plusieurs familles vers le nord pour constituer une nouvelle communauté à Ittoqotormit, abandon des habitats traditionnels, sédentarisation et plus récemment regroupement à Tassilaq et dans quelques petits villages.
Surprise pour la photographe, l’Inuk n’est pas particulièrement loquace vis-à-vis des étrangers. L’Inuk est silence – en Bretagne on dirait taiseux – pas de question, pas de réponse.
Minuscule élément d’un paysage gigantesque, l’Inuk est unique, mais il est aussi sa famille et ses ancêtres à la fois, une partie du grand tout. Il ne peut répondre aux questions qui ne le concernent pas immédiatement, sinon il faudrait qu’il s’exprime au nom de tous les autres.
Alors il se tait et observe. De nombreux missionnaires, anthropologues, ethnologues, aventuriers, écrivains et journalistes ont tenté de le faire parler, ils n’ont eu que des échantillons, des bribes, un aperçu, voire des approximations. Faute de réponses, ils ont raconté, ils ont déduit, théorisé… Parfois, ils ont touché du doigt une partie de cette conscience inuit si éloignée de nos mentalités occidentales, mais si indispensable à la vie dans l’Arctique.
Alors, faute de mots, Anne a fait parler les mains, les regards, les sourires, les gestes et les silences. Dans chaque village visité, elle a rencontré des personnages marqués par les années et les rigueurs du climat, la peau de leurs visages et de leurs mains crevassée comme les glaciers qui les entourent. Ces mains à tout faire portent les traces millénaires d’une vie rude et de travaux incessants : chasser, découper, travailler la peau, coudre les vêtements de fête ou les harnais pour les chiens, les mains de Inuit sont sans cesse sollicitées.
Les Inuit ne craignent plus les famines, mais vivent toujours au jour le jour, en relation proche avec les éléments, les saisons, les animaux et la glace.
L’Inuk vit « maintenant », dans l’instant, dans le présent ! Pour citer Michel Serres : Maintenant, c’est « tenant en main ». Alors, après cinq siècles de collisions avec les Occidentaux, le Groenlandais et l’habitant du Nunavut voudraient enfin tenir son avenir entre ses mains. Les images de Anne sont là pour en témoigner.

Rémy Marion,
Spécialiste du Grand Nord et des ours polaires